Textes

Le Porteur de Lumière

Mustapha Azeroual est un photographe qui parfois se dispense d’appareil photographique. Ce ne sont ni les boîtiers ou les objectifs qui s’entassent dans son atelier, mais bien plutôt les outils du peintre et du chimiste : gomme arabique, bichromate de potassium, pinceaux, gélatine animale, pigments… Pour Azeroual, l’essentiel n’est point de mettre des images de plus en circulation, mais d’exalter les paramètres constitutifs du médium et d’interroger son historicité technique dans un geste résolument métaphotographique. 

Dans son ouvrage Ausführliches Handbuch der Photographie (1890-1906), Josef Maria Eder, spécialiste autrichien de la chimie de la photographie, raconte comment un commerçant qui cherchait à « saisir l’esprit du monde » de façon alchimique et non philosophique, découvrit par hasard l’élément chimique du phosphore, c’est-à-dire étymologiquement le porteur de lumière. La série Radiance (2014-2024), ensemble d’images abstraites résultant d’une expérience optique, tente de donner une forme à la lumière, de rendre visible ce que l’œil est incapable de saisir. Du Nord de la France à l’Islande, en passant par le Maroc, Pékin et le Finistère, Azeroual a fait sienne la citation de la romancière autrichienne Ingeborg Bachmann : « Rien de plus beau sous le soleil que d’être sous le soleil ». Ainsi Radiance consiste en l’enregistrement de la lumière et donc de la couleur lors du lever et du coucher du soleil dans ces différents territoires. D’abord, Azeroual enregistre à la chambre l’apparition et la disparition de l’astre solaire et réalise plusieurs prises de vue sur une même pose, durant les trente minutes du phénomène cosmique. Le négatif obtenu est développé puis numérisé. L’image numérique, désormais en positif, retrouve ses couleurs non inversées. Sur Photoshop, Azeroual identifie dans l’image, la palette de couleurs, parmi les gris, les bleus, les violets et les bruns, correspondant selon lui au territoire qu’il capture, palette qui viendra composer le paysage chromatique final sur un support lenticulaire. Radiance offre ainsi au spectateur ce que son œil ne peut voir : la somme des variations colorées du ciel pendant les trente minutes que durent le lever et le coucher du soleil. Le disque irradiant trouve ainsi à être admiré dans toutes ses variations chromatiques sans jamais brûler la rétine de celui qui l’observe. Comme un écho de l’ouvrage de Bruce Nauman, LA Air (1969), série photographique des ciels de Los Angeles aux variations colorées significatives, les abstractions de Radiance révèlent à notre œil que le ciel marocain n’est pas bleu, que le lever et le coucher du soleil à Pékin ou Reykjavik pas plus rose qu’orangé, loin du cliché photographique. Dans Médias optiques, le théoricien des médias Friedrich Kittler rappelle qu’un combat pour la pupille est né entre peinture et photographie depuis la fin du XIXe siècle et qu’une des options choisies par les artistes pour échapper à la photographie comme modèle de la peinture « résida en une véritable différenciation entre le médium artistique et le médium technique, c’est-à-dire dans le fait de ne peindre plus que des images qui ne représentent pas des objets mais l’acte de peindre lui-même, en somme la peinture moderne. » Dans un même geste autoréflexif mais inversé, Azeroual se sert du photographique – temps de pose, rapport au temps, enregistrement, perception de la lumière – et non de la photographie – le médium de la production d’images signifiantes – pour réaliser des abstractions picturales. Toutefois, à la différence de cette peinture moderniste à la logique essentialiste évoquée par Kittler, les images de Radiance manifestent une « abstraction réaliste », qui révèle l’identité chromatique du ciel. 

Cette tension entre le pictural et le photographique s’affirme encore un peu plus dans les séries Actin et Monade (2019-2023 pour les deux), pour lesquelles Azeroual a abandonné l’appareil photo. En 2019, alors qu’il est au Maroc sans le moindre matériel de prise de vue, l’artiste fabrique de la gomme bichromatée, procédé photographique non argentique inventé au milieu du XIXe siècle, consistant à mélanger de la gomme arabique et du bichromate de potassium. L’artiste recouvre au pinceau la surface du papier de l’émulsion chimique à laquelle il a ajouté des pigments colorés. Une fois sèche, la matière devient sensible à la lumière. Pour la série Actin, dont le titre fait explicitement référence à l’actinisme, Azeroual a disposé sur le papier, recouvert de gomme bichromatée, des caches aux formes simples (triangles, demi-cercles) puis a approché une lampe ultra-violet sur certaines parties de la composition. La partie éclairée par la lumière est fixée sur le papier tandis que les pigments recouvrant les zones occultées par les caches se dépouillent et se déposent au fond de la cuve. L’opération est répétée plusieurs fois jusqu’à obtenir une abstraction géométrique complexe rappelant les compositions graphiques d’El Lissitzky et les expérimentations photographiques de László Moholy-Nagy qu’Azeroual aime à convoquer. Pour l’artiste, cette technique est tout à la fois liée au photographique, comme matérialisation de l’action de la lumière, et au pictural, en produisant, par la succession de couches d’émulsion posées au pinceau, une image autonome sans aucun référent identifiable : « La gomme bichromatée me permet de sortir de la dimension trop lisible de la photographie qui ne m’intéresse pas. » Cette technique permet une mise à distance de l’expérience traditionnelle de la prise de vue comme empreinte d’un réel irrémédiablement passé. Actin est ainsi une pure abstraction qui échappe au temps

Une nouvelle fois, Azeroual, avec Monade, propose de faire exister et de rendre présente, fût-ce fantomatiquement, la lumière. Si devant ces halos colorés sur papier blanc un regard hâtif ne verrait qu’énièmes abstractions faites de cercles concentriques, rappelant les peintures de Kenneth Noland, ces œuvres n’ont pas grand-chose à voir avec le formalisme américain. Réalisée à la gomme bichromatée polychrome, la série Monade donne à voir des portraits de lumière. Comme pour Actin, le papier est recouvert de l’émulsion chimique. L’artiste déclenche ensuite un flash à plusieurs reprises au-dessus de la surface enduite de la gomme bichromatée. Sous l’effet du flash, la chimie opère et apparaissent des cercles colorés vaporeux. La forme circulaire correspond aux contours du bol de l’éclairage du flash. Ainsi, les spectres colorés de Monade donnent une forme à la propagation spatiale de la vibration lumineuse.

Dans la lignée de la Generative Fotografie allemande des années 1970 (Gottfried Jäger, Hein Gravenhorst, Kilian Breier et Pierre Cordier), qui procède d’un développement expérimental du médium photographique et combine la physique de la peinture et la chimie de la photographie, l’art d’Azeroual semble avoir pour idéal photographique d’unir l’immatérialité de la lumière et la matérialité de la peinture.

Marjolaine Lévy – docteure en histoire de l’art contemporain de l’Université Paris-Sorbonne, critique d’art et
professeure d’histoire l’art à l’EESAB (Rennes) et à l’ENSAD (Paris).

Fugue lumineuse

L’oeuvre de Mustapha Azeroual semble toute entière déployer les caractéristiques étymologiques du verbe « photographier » : écrire avec la lumière. Pourtant, plus qu’écrire « avec », Mustapha Azeroual écrit « sur », sculpte « dans », réfléchit « à partir de » la lumière. L’artiste interroge, par la réappropriation de techniques pionnières de l’histoire de la photographie – gommes bichromatées comme dans les séries « Ellios » et « Radiance », daguerréotypes comme « Echo »… – et leur confrontation avec les enjeux de la sculpture et de la vidéo, l’essence même d’un médium. Tout son travail consiste en une expérience immersive de la photographie comme modélisation lumineuse ainsi qu’on le note dans l’oeuvre tridimensionnelle Echo 1,2,3 ou encore dans l’installation vidéo « Présance ». On ne s’étonnera donc pas de trouver comme jalon conceptuel de sa démarche la phénoménologie, étudiant les liens entre l’espace, la lumière et la perception et que relaient ses images en réseau lenticulaire. Le photographe se révèle aussi l’héritier des partispris de la Generative Fotografie avec ses jeux de liaisons formelles qui reposent sur l’évolution logique et précise d’une image-patron cherchant son unité dans la série. Abstraite, rigoureuse et radicale en ce qu’elle refuse le motif figuratif et valorise un certain protocole, l’oeuvre de Mustapha Azeroual est aussi une fugue vers le sensible. Comme dans la musique contrapuntique, elle se fonde sur l’entrée et le développement successif de thèmes selon un principe strict de variation qui donne l’impression que chaque image fuit ou en poursuit une autre. L’épure des sensations convoquées par son travail qui bâtit avec la lumière autant qu’il l’habite poétiquement invite à prendre conscience de cette harmonieuse instabilité de la vision.

Héloïse Conésa – Conservatrice du patrimoine, en charge de la collection de photographie contemporaine à la Bibliothèque Nationale de France. 

Réinitial

À la notion de “renaissance”, se sont substituées dans l’histoire de l’art celles de “néo” puis de “post”. Peut-être sommes-nous aujourd’hui entrés dans celle du “réinitial”. L’histoire de la photographie a désormais deux cents ans -si l’on se fie aux premiers résultats héliographiques de Nièpce en 1816-, et voilà que la création contemporaine semble vouloir tout reprendre par la racine. Ces deux siècles ont été marqués par une période de rupture que constitue la “transition numérique” par laquelle nous sommes désormais passés. Elle aura été nécessaire pour inspirer tout une génération qui travaille à réinventer du “photographique”, en allant interroger esthétiquement les expériences jadis déterminées par leurs usages et qui, désormais libérés de toute fonctionnalité, sont réactivées dans leur dimension poétique. Ainsi les procédés anténumériques – daguerréotype, collodion, gomme bichromatée, gélatinobromure, etc. -, sont rejoués en dehors de toute nostalgie. Mustapha Azeroual revisite les classiques comme un metteur en scène s’attaque à Shakespeare ou un musicien revisite Bach. C’est parce que la photographie anténumérique est devenue classique que l’on peut sans cesse la réinterpréter. Mais pour cela il ne suffit pas d’être un virtuose, il faut à son tour penser la recherche en art comme une aventure. Les particules élémentaires de la lumière se redonnent comme les substances à projeter dans notre monde numérique. Il n’est donc pas étonnant que Mustapha Azeroual travaille avec l’équipe de l’observatoire de Meudon, au plus près des savants. Il y a plus d’un siècle, son directeur Jules Janssen y était reconnu comme l’une des plus grandes figures de l’astronomie. N’avait-il pas photographié la surface du soleil et produit le plus impressionnant album de tirages au charbon montrant l’astre bouillonnant ? Il confiait alors à son ami le peintre Jean-Jacques Henner, à quel point il se pensait autant artiste que savant. D’ailleurs, ses observations sont aujourd’hui considérées sur le strict plan esthétique et comme les premières photographies abstraites. Mustapha Azeroual marche ainsi dans les pas d’une histoire qui n’a jamais délié le rapport artscience, il fusionne le laboratoire et l’atelier, expose et installe ses résultats en faisant du moment de l’expérience une pratique performative. Ce faisant il contribue à la métamorphose de la photographie en une pratique artistique différente de ce qui avait été jusqu’alors imaginé à partir du modèle pictural ou documentaire. Mustapha Azeroual est un artiste expérimental issu de la génération digitale, en dix ans il est devenu emblématique d’une photographie qui se réinitialise sous nos yeux.

Michel Poivert – Professeur d’Histoire de l’art, commissaire d’exposition et fondateur de la chaire d’Histoire de la photographie à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.

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